Aujourd’hui, les entreprises s’interrogent de plus en plus sur la manière prendre en compte les enjeux de préservation de la biodiversité, pour garantir la pérennité des approvisionnements par exemple, ou encore d’évolution des réglementations. Pouvez-vous nous expliquer dans ce contexte pourquoi Noé noue des partenariats avec des entreprises ?
PAULINE : Noé a pour volonté de participer activement à la transition vers un modèle de société ou la biodiversité s’inscrit au cœur de nos modes de vie. Cela demande une évolution drastique de nos modes de production et de consommation pour sauver la biodiversité. L’un de nos axes d’intervention consiste donc à accompagner tous les acteurs impliqués dans l’économie (société civile, communautés locales, entreprises) et de développer les filières et des modèles économiques favorables à la biodiversité. Ainsi, nous nouons des partenariats avec des entreprises pour les accompagner et cheminer avec elles dans la prise en compte de la biodiversité sur leur foncier ou dans leur chaine de valeur, et pouvoir ensuite démontrer que c’est possible et comment s’y prendre.
Dans votre position au sein de Barilla France, pouvez-vous nous préciser ce qui vous a amené à travailler avec Noé ?
FABIEN : Barilla est une entreprise italienne détenue par la famille Barilla qui a racheté la marque de pain de mie Harrys en 2003. J’étais alors déjà Directeur des achats de cette marque, et cela depuis 1998. Aujourd’hui je pilote les achats de toutes les céréales, hors blé dur, pour Harrys, Wasa et Mulino Bianco, depuis la France. J’ai des homologues en Italie sur les achats de blé dur pour les pâtes par exemple. En 2018, deux démarches de filières durables ont été lancées au même moment chez Barilla : Harrys en France, et Mulino Bianco.
Mon métier a alors totalement changé : alors qu’on ne s’intéressait qu’à la qualité de la farine, nous avons dû nous intéresser également à la manière de cultiver le blé. Et j’étais seul au départ pour traiter de cette question, même si depuis une ingénieure agronome a rejoint mon équipe. C’est donc au moment du lancement de cette filière que l’opportunité s’est présentée de travailler avec Noé. C’est d’abord une rencontre qui est le fruit du hasard, puisque Pauline et moi nous sommes rencontrés lors d’une conférence. Il s’est avéré que nous avions des aspirations qui s’alignaient et que Noé faisait preuve d’une réelle capacité à comprendre de la logique d’entreprise, et commençait par ailleurs à s’inscrire dans le même écosystème d’acteurs avec lequel nous allions devoir interagir fortement, notamment les coopératives agricoles. J’avais besoin de m’appuyer sur des compétences qui n’étaient pas dans l’entreprise et que nous n’avions pas vocation à internaliser. C’est ce qui a abouti au premier volet de notre partenariat puisque Pauline fait partie du comité d’experts qui nous challenge en continue, et nous permet de rester en éveil sur les bonnes pratiques, et nous apporte de la crédibilité en interne et auprès des publics spécialistes.
En parallèle, second volet du partenariat initial, Noé lançait son travail sur les indicateurs de biodiversité dans le cadre du Club Agata, dont nous sommes devenus membres, par besoin de réponses sur la mesure de la biodiversité.
Côté Noé, quel a été l’intérêt de travailler spécifiquement sur ce cas de la filière blé de Harrys ?
PAULINE : Noé accompagne certaines entreprises du secteur agroalimentaire, mais nous souhaitons surtout faire en sorte qu’un maximum d’entre elles s’engagent dans la protection de la biodiversité. Nous avons donc besoin de retours d’expérience positifs, de bien comprendre les freins qu’elles rencontrent, d’explorer ensemble des solutions pour qu’elles s’inspirent ensuite ailleurs. J’ai rencontré Fabien au moment où je travaillais à la rédaction de nos 6 Recommandations pour la transition agroécologique des entreprises agroalimentaires. Nous avions alors deux partenariats historiques : la filière Harmony, portée par la marque Lu à l’époque, et la Label Bee Friendly; et nous cherchions à diversifier les retours d’expériences d’entreprises et labels, qui à étaient alors des pionniers, pour disposer d’exemples concrets à partir desquels construire et illustrer nos recommandations.
Ensuite, est venue l’idée de monter un club pour conserver cette dynamique de dialogue et de co-construction, entre des acteurs qui n’avaient pas l’habitude d’échanger, sur la mise en œuvre de ces recommandations. C’est là qu’est né le Club Agata (Agroalimentaire et Transition agroécologique) que nous avons lancé avec CDC Biodiversité, et que nous animons encore aujourd’hui. Le sujet du besoin d’indicateurs de biodiversité, pour piloter les démarches de ces acteurs, est alors rapidement arrivée sur la table. Nous avons donc piloté une démarche de co-construction dans le souci d’aboutir à des outils opérationnels et pertinents, au travers d’enquêtes, de tests, etc. pour lesquels Barilla s’est toujours montré au rendez-vous, et a mobilisé ses partenaires amont.
Aujourd’hui, la filière Harrys fait partie des projets sur lesquels nous appliquons tout ou partie des 14 indicateurs de biodiversité pour les filières agroalimentaires (Filières végétales). Ce partenariat qui dure depuis 6 ans désormais, nous apporte de riches d’enseignements face aux enjeux complexes que sont la préservation de la biodiversité en milieu agricole, l’évolution des relations entre acteurs dans ce cadre, et donc les transformations systémiques en jeu.
Pouvez-vous justement nous décrire ce que vous avez concrètement mis en place chez Barilla pour faire évoluer votre approvisionnement en blé tendre ?
FABIEN : On s’est d’abord posé la question de savoir si on devait mettre en place une démarche spécifique à notre filière ou intégrer quelque chose d’existant. A l’époque, il y avait encore peu d’initiatives, nous avons regardé quelques cahiers des charges, mais ils nous semblaient apporter trop de contraintes vis-à-vis des modalités de collaboration avec notre filière. Finalement, nous avons développé, avec notre filière, notre propre cahier des charges définissant les pratiques agricoles durables, et surtout des contrats tripartites entre Barilla, chaque coopérative, et le meunier transformant la production de la coopérative concernée. Au travers de ses contrats, nous avons tenu à encadrer le partage de la prime qu’octroie Barilla à l’achat de cette farine « sous filière » en échange de l’application du cahier des charges, afin de maitriser ce qui revient aux agriculteurs. C’est une des spécificités de notre démarche : que l’agriculteur ne reçoivent pas seulement le « reste » de la prime, après les meuniers et les coopératives.
Et dans cette démarche, quel a été l’apport de Noé sur le cahier des charges et le travail avec les coopératives ? Et comment cela a orienté le travail de Noé avec les entreprises agroalimentaires ?
PAULINE :
L’apport spécifique pour la filière Harrys a surtout commencé quand Barilla a engagé le chantier de refonte du cahier des charges, il y deux ans. Du fait de notre travail sur les indicateurs de biodiversité, nous avions développé chez Noé une bonne connaissance des cahiers des charges existants, des critères de biodiversité possibles, mais aussi une bonne compréhension de leur acceptabilité et capacité de mise en œuvre à l’amont. Cela nous a permis de faire des propositions pertinentes pour le nouveau cahier des charges tout en restant challengeant. Et j’ai pu animer l’atelier sur les critères de biodiversité lors d’une journée de coconstruction organisé par Barilla avec les partenaires de sa filière Harrys.
En parallèle, nous avons pris en charge l’animation de la collecte de données pour le suivi d’indicateurs sur les pratiques agricole et la biodiversité aux champs (pollinisateurs et activité biologique du sol) sur un petit groupe de coopératives et d’agriculteurs. Nous avons pu commencer à faire parler les résultats et surtout transmettre des notions d’écologie importantes : comment les espèces évoluent au sein d’un écosystème agricole, réagissent à l’itinéraire technique, jouent un rôle dans la production. On commence à toucher du doigt l’un des enjeux majeurs qu’est l’introduction de ces notions dans le conseil agricole.
Participer à ces différents projets au sein d’une même démarche de transition de filière, nous permet ainsi d’affiner notre compréhension des jeux d’acteurs dans ce type de démarche, et de la manière dont, ce qui en théorie parait pertinent en termes de pratiques et mesure d’impact, se retrouve confronté à la réalité.
Plus particulièrement, en accord avec nos 6 Recommandations, cela nous encourage à continuer de porter, auprès des entreprises, la vision du rôle du cahier des charges, et de la meilleure valorisation de pratiques vertueuses, comment devant faire partie d’un ensemble pour soutenir la transition des pratiques, comprenant aussi un conseil agricole adapté.
quels résultats de tout ce travail auriez-envie de nous partager à ce jour du point de vue de barilla france ?
FABIEN :
Je peux déjà dire que nous avons une filière qui fonctionne, qui s’appuie sur un cahier des charges qui donne un cadre à la production agricole mais que nous avons aussi su tirer partie des enseignements des premières années, de mise en pratique, écouter notre filière et les suggestions de notre comité d’experts pour adapter notre démarche. Car en effet, nous avons pris la décision de faire évoluer notre cahier des charges qui auparavant était constitué d’un nombre très conséquent de pratiques à respecter, réparties en 3 niveaux : des processus lourds pour les contrôles effectués par les coopératives et les auditeurs auprès des producteurs.
Aujourd’hui, nous avons un unique cahier des charges structuré autour 3 thèmes : la biodiversité, la préservation des sols et de l’agroforesterie, qui a été appliqué pour la première campagne cette année. Et effectivement, nous ne pouvons pas tout encadrer dans un cahier des charges, au risque de ne pas nous adapter suffisamment au contexte et à la maturité de chaque bassin de production voire chaque exploitation. Nous avons pris le parti d’ajouter une nouvelle brique à notre démarche, en créant un fonds pour le développement de l’agroforesterie auquel peuvent prétendre les coopératives et leurs producteurs avec des projets adaptés aux contraintes locales.
de quoi peut-on se satisfaire ? quelles sont les perspectives que cela ouvre pour une la protection de la biodiversité ?
PAULINE : Le cahier des charges reste tout de même la garantie que les agriculteurs adoptent au moins 3 pratiques sur un choix de 6 qui ont pour but de développer la diversité des espèces, les habitats et les ressources alimentaires autour du système de production (bordures de champs fonctionnelles, poids raisonnable de la culture principale, présence de couverts en interculture qui doivent par ailleurs présenter une composition multi-espèces...). Le fonds agroforesterie est aussi une belle initiative qui va contribuer à accélérer la réintroduction d’arbres dans les exploitations agricole, car au-delà de la valorisation dans la chaîne de valeur, et de l’adaptation du conseil agricole, le soutien financier à la restauration de paysages agricoles diversifiés et résilients est indispensable.
Enfin, au-delà des premières notions que nous avons pu transmettre par l’interprétation des indicateurs en situation réelle, nous souhaitons ensemble encore davantage participer à ancrer les connaissances et solutions pour mieux intégrer la biodiversité au sein des systèmes de production dans la filière. C’est l’objectif de la suite du partenariat.
Mais quid du bout de la chaîne, du consommateur dans tout ça ? C’est lui qui au final qui se retrouve avec la possibilité d’acheter des produits issus de ce type de démarche, est-ce que cela lui parle ?
PAULINE : En tant que consommateurs, on devrait se sentir entièrement concernés. Si nos modes de productions doivent changer sur le terrain, pour notre intérêt à tous, il faut que notre alimentation évolue en conséquence. Assez démunis au départ sur la façon dont impulser ces changements - face à des injonctions du type « c’est trop compliqué, on ne peut pas valoriser ces démarches, la biodiversité ça ne parle pas au consommateur » - Noé a lancé une première étude en 2020.
Qu’est-ce que les consommateurs comprennent déjà du lien entre leur alimentation et la biodiversité ? Qu’est-ce qu’ils attendent des marques agroalimentaires ? Qu’est-ce qui les freinent à adopter une alimentation favorable à la biodiversité ? Autant de questions auxquelles notre Baromètre Biodiversité & Alimentation, réalisé en 2022, sur un panel représentatif de la population, entend apporter des premières réponses. S’il met en évidence et caractérise une certaine confusion chez les citoyens sur ces sujets, il dégage surtout 4 profils de consommateurs auxquels il faut pouvoir adapter les solutions développées.
Et pour commencer à imaginer ces solutions, nous avons organisé en mars 2024, une journée entière de travail réunissant 80 acteurs, sur les manières d’engager ces 4 profils, en structurant la réflexion autour de la notion d’environnements alimentaires, qui conditionnent nos comportements.
Notre Livret d’actions Biodiversité & Alimentation, tout récemment publié, retrace les solutions qui ont émergé de cette journée autour de 4 thèmes construit du point de vue des consommateurs : Comprendre, Savoir, Vouloir, Pouvoir. Toutes ces idées, qui sont mises à dispositions de tous, vont aussi permettre à Noé de jouer son rôle en animant un Mouvement collectif, faciliter la coopération et la coordination d’actions qui cultivent le lien entre biodiversité et alimentation.
Fabien, cela reste donc encore un défi de parler aux consommateurs de votre démarche. Où en êtes-vous chez Barilla ?
FABIEN : Pour poser les choses, il faut bien comprendre que toute cette démarche représente un coût pour Barilla : la prime, les audits, et désormais etc. Donc il faudrait d’une part pouvoir la valoriser auprès nos clients directs, les distributeurs, et d’autres part la communiquer efficacement auprès des consommateurs. Ni l’un, ni l’autre n’est vraiment évident...
Pour développer le second point, nous sommes contraints de faire des choix dans ce que nous mettons en avant. Même si nous travaillons à protéger la vie du sol, et plus précisément veillons par exemple à l’activité microbienne qui est indicateur très important, beaucoup de consommateurs ne sont pas prêts à recevoir ce discours. Souvent, on parle de bactérie lorsqu’on est malade chez le médecin ! La biodiversité « aérienne » a plus de potentielle de communication pour le moment : les haies, les abeilles, etc. On doit pouvoir s’appuyer sur ces éléments. De manière générale, nous avons encore des progrès à faire en termes de communication envers les consommateurs !
Vous avez tous les deux parlé du Club Agata; pour conclure, peux-tu réexpliquer en quoi il consiste et en quoi il est utile pour ce partenariat ?
PAULINE : Le Club Agata est, pour la Mission Biodiversité agricole de Noé, l’outil d’animation, de partage et de co-construction entre les différents acteurs des filières avec qui nous pouvons travailler. Ses membres sont donc des industriels comme Barilla, des labels, mais aussi des structures représentantes de la profession agricole. Autour d’eux, nous mobilisons un écosystème d’experts et d’acteurs institutionnels (Ministères, Office Français de la Biodiversité, etc.). Nous sommes constamment à l’écoute de nos partenaires comme Barilla, des questions auxquelles ils sont confrontés, et animons en conséquence des échanges, des ateliers, et organisons des interventions extérieures. C’est ainsi que sont nés les 14 indicateurs de biodiversité, l’idée de Baromètre Biodiversité & Alimentation, etc.
Au travers d’une lettre d’information et des informations partagés lors des groupes de travail, nous tâchons de permettre aux membres de rester au fait des actualités sur les sujets biodiversité, agriculture, alimentation, notamment en termes de politiques publiques et de réglementations. Nous avons cette année ouvert un nouveau groupe de travail sur l’élevage afin de décliner les indicateurs pour ces filières et identifier les pratiques de gestion des prairies favorables à la biodiversité. Si nous cherchons en particulier à élargir notre panel sur les filières animales, la porte reste ouverte à toutes les entreprises !